L' État sénégalais, qui a longtemps considéré la friperie comme une solution pour habiller les pauvres, réalise maintenant qu'

L'État sénégalais, qui a longtemps considéré la friperie comme une solution pour habiller les pauvres, réalise maintenant qu'elle est destructrice sur le long terme.

 

 

 

 

"CE N'EST QUE DE LA POUDREAUX YEUX, DU RAFISTOLAGE!»

L'abbé Jean-Marie Ndour, le secrétaire exécutif de Caritas Sénégal, ne décolère pas quand il évoque le «fougue et diaye», traduire «dépoussiérer et vendre», l'expression wolof pour nommer la fri­perie.

«Quand je me promène dans les rues de Dakar, je suis mal à l'aise. Tout le monde vend, tout le monde achè­te des vêtements d'occasion. Il y en a partout. Sans comp­ter les antiques machines à laver, les vieux moteurs, les ordinateurs déglingués... Tout ce qui devrait aller à la pou­belle se retrouve ici », conclut-il, amer.

L'abbé a bien analysé la situation, pesé le pour et le contre et il a tranché: son pays fait fausse route. En effet, tout le monde peut s'acheter des vêtements; l'argent circu­le et ce commerce met les gens «au travai1»...

"Mais qu'allons-nous devenir dans dix ans? Dix millions de Sénégalais ne peuvent pas vivre que de commerce! Auronsnous encore des métiers? Tout ne peut quand même pas venir de l'extérieur du pays... », S'énerve l'abbé.

Vêtue d'un boubou blanc à pois orange à son arri­vée au marché, Oumou Sene change de tenue au fil de la journée en piochant dans son stock de fripes. Tantôt une chemise, tantôt une jupe... Elle s'amu­se à essayer ses vêtements «pour attirer les clientes », explique la commerçante aguerrie. Aujourd'hui, elle est venue au marché de brousse de Toubatoul, demain elle sera à Rufisque. Elle fait ainsi quatre à cinq lou­mas (marchés hebdomadaires) par semaine, dans la région de Thiès pour vendre des vêtements usa­gés. "Ce métier est dur, j'ai mal partout, sans ça je ne tiendrais pas", dit-elle en sortant une boîte d'anti-inflammatoires. Le déplacement est fastidieux, mais il n'y a pas que ça. Avant de vendre sa marchandi­se, elle doit passer des heures à laver et repriser les vêtements en mauvais état.

 

lA GRIFFE, UN PAS VERS L'OCCIDENT

«La concurrence est tellement forte et la marchandise si abondante que les prix dégringolent. Je vends mes fripes entre 500 et 1000 francs CFA [entre 0,75 et,l,50 euro]. Je suis dans le métier depuis 1977. Je vois bien que mes revenus ne cessent de baisser d'année en armée. » Ournou Sene écoule en moyenne une balle de fripe de 45 kg par semaine, moyennant un bénéfice de 7,62 à 15 euros par balle. Un revenu qui la place en des­sous de la moyenne nationale, déjà très faible (68 euros par mois).

Pour s'approvisionner, elle va toutes les deux à trois semaines à Dakar, au marché de Colobane. Là débarquent les balles de fripe venues de loin, très souvent de nos propres armoires via les associations caritatives (lire encadré p.7) et où se nouent d'in­terminables négociations. Des importateurs aux gros­sistes, des commerçants aux vendeurs ambulants. Un coin «jouets», un autre «chaussettes», "jeans " ou encore «tee-shirts»... Le marché de Colobane est divisé par thèmes. Les chalands et les vendeurs ambu­lants savent ainsi aller pour faire leurs courses comme dans un grand magasin à ciel ouvert. Pra­tique et pas cher, ce marché est aussi assez glauque à certains endroits. Comme le coin s'entassent des montagnes de chaussures, que des jeunes assis par terre face à des bassines tentent de décrotter à l'aide de brosse à dents!

La friperie ne date pas d'hier. Les rebuts des armées napoléoniennes vivaient déjà à l'époque une secon­de vie dans les colonies. Mais le marché de la fripe a vraiment explosé dans les années 1980 suite à la chu­te du pouvoir d'achat et à l'ouverture des marchés dic­tée par les institutions internationales, comme la Banque mondiale. Environ 7000 tonnes de friperie sont importées chaque année au Sénégal. Autrefois réservées aux plus pauvres, les fripes habillent désor­mais la majorité des Sénégalais, à l'exception des femmes encore très attachées aux pagnes. Les plus gros consom­mateurs sont sans conteste les jeunes -filles et gar­çons-, très influencés par les médias occidentaux, à la recherche de vêtements griffés comme Nike... Oumar Gallo, 34 ans, grossiste en fripes depuis deux ans à Grand Yoff, dans la banlieue de Dakar, a son explica­tion:« Tous les jeunes rêvent d'émigrer, alors en s'habillant à l'occidentale, ils se sentent déjà un peu en Europe...»

 

"CONCURRENCE ARCHI-DÉLOYALE"

L'occidentalisation des modes vestimentaires joue à plein, mais ce sont surtout les contraintes écono­miques qui déterminent cet engouement. Car la plupart des Sénégalais n'ont plus les moyens d'ache­ter des tissus dont les prix sont désormais exorbi­tants (un boubou coûte entre 15 et 45 euros) ni d'acheter les vêtements neufs bas de gamme, vendus sur les marchés. Et encore moins de passer commande chez les tailleurs de quartier. Dans son petit atelier, au centre de Dakar, Mamadou Dialo, 40 ans, ne sait plus quoi faire pour faire repar­tir ses affaires. Le catalogue de La Redoute ouvert sur la table, il tourne doucement les pages pour choisir de nouveaux modèles à copier. Si on lui apporte le tissu, il peut faire un chemisier pour un peu plus de 3 euros. «À cause de la concurrence de la fripe et des vête­ments bas de gamme venant de Chine, mes prix ne ces­sent de baisser. De tous les côtés, on nous coule... », déplore-t-il. Ainsi, la plupart des dix mille couturières et tailleurs de quartiers que compte le Sénégal ne tra­vaillent plus que pour la korité et la tabaski (fêtes tra­ditionnelles musulmanes), la rentrée des classes et les plus chanceux, pour les touristes. De nombreux tailleurs ont du coup fermé boutique à Dakar, à l'ins­tar du frère de l'abbé Jean-Marie Ndour qui, faute de commandes régulières, est retourné vivre au village. Les difficultés rencontrées par le secteur de la confec­tion entraînent par ricochet la crise de toute la filiè­re textile: tissage, filage, teinture... Claire Kane, la styliste sénégalaise d'origine française à la renom­mée internationale, vit à Dakar depuis une vingtai­ne d'années. Ses collections s'adressent à une clientèle aisée: elle habille le président sénégalais Abdoulaye Wade, le chanteur Youssou N'Dour...Mais les pro­blèmes engendrés par le marché des vêtements d'oc­casion l'affectent aussi. «C'est un handicap pour tous ceux qui veulent se développer dans la filière du textile artisanal. C'est une concurrence archi-déloyale, avance-­t-elle. Tout se passe dans la rue, il n'y a pas de main d'œuvre, pas de patente... Comment voulez-vous que les artisans survivent? ils sont plantés d'avance!» Résultat, elle aussi délaisse le pagne tissé, désormais trop rare, donc trop cher, pour les cotonnades industrielles fabriquées en Europe...

 

MISE À MORT D'UNE INDUSTRIE

Le secteur textile pâtit aussi de l'absence de politique volontariste de soutien. Gara Athj, président de la Fédération nationale des professionnels de l'ha­billement -« un syndicat qui rassemble plus de 1 0000 tailleurs et entreprises de confection» - a carré­ment abandonné la bataille. Il a mené, voici cinq ans, du temps d'Abdou Diouf, le précédent président sénégalais, une campagne auprès des parlementaires pour dénoncer la fripe. En vain. «Nous avons deman­dé au gouvernement d'appliquer la loi sur les uniformes obligatoires à l'école afin de soutenir notre activité. Nous avons proposé deux tenues par an à 10 euros, sachant qu'aujourd'hui, les parents dépensent en moyenne 30 euros par enfant. Les politiques nous ont donné leur accord, mais rien ne s'est passé... », déplore Gara Athj. Pour Laay Diaara, un autre industriel de la confection, il ne fait pas de doute que la puissance du lobby des importateurs est à l'origine de ces choix politiques. « ils ont les moyens de financer des blocages ! »

Certes, la crise des industries textiles au Sénégal ne résulte pas exclusivement de la concurrence de la fripe. Les problèmes de gestion et de production, la faiblesse du système bancaire, le prix de l'énergie et la concurrence des pagnes et du prêt-à-porter asia­tique ont tout autant contribué à la mise à mort de cette industrie. Alors, faut-il arrêter le commerce de la fripe? Personne, au Sénégal, même parmi les pro­fessionnels du textile, n'y songe sérieusement aujour­d'hui. Le travail de sape sur la production locale est allé trop loin. L'État, qui a longtemps considéré la friperie comme une solution pour habiller les pauvres, réalise maintenant qu'elle est destructrice sur le long terme. Mais que faire? Et comment procéder? Ins­taurer des quotas ou interdire l'importation de cer­tains vêtements? La situation semble de toute façon bloquée tant le lobby des importateurs est puissant. En attendant, la limitation des volumes de fripes sur les marchés est indispensable pour ne pas tuer dans l'œuf toute alternative et pour laisser une pla­ce à l'artisanat qui survit aujourd'hui tant bien que mal! L'autre solution serait de réduire la fripe à la source en demandant aux associations caritatives occidentales, à qui nous donnons nos vêtements, de réduire les exportations vers les pays pauvres. «Nous avons été interpellés par notre réseau internatio­nal sur les effets néfastes de ce commerce, explique Jacques Bourgeois du Secours catholique français. Du coup, depuis quelques années, nous réduisons la col­lecte de vêtements. Ce n'est pas facile. Pour faire vivre nos principes éthiques, nous devons nous auto éduquer. Cela prend du temps. Soyons réalistes: on ne pou"a pas être parfait du jour au lendemain. »

 

 

 

LE TEXTILE SÉNÉGALAIS FILE UN MAUVAIS COTON

... « L'industrie sénégalaise est en perte de vitesse. Évincé, petit à petit, par le commerce de la friperie, ce secteur souffre de son manque de compétitivité causé, en particulier, par des machines vétustes, une formation profession­nelle inexistante et

un manque de matières premières de qualité», selon l'analyse sectorielle

de la mission économique de !'ambassade de France au Sénégal, de juin 2004. D'après cette étude, quatre entreprises de la filière textile gardent la tête hors de l'eau: lcotaf (capital sénégalo-autri­chien), Sotiba, Indosen (sénégalo-indien) et Cosetex. Une estimation plutôt optimiste car, d'après Jacky Daucet de "l'Organisation des professionnels des indus­tries du coton et textile, une cellule d'appui technique financée par "Union européenne, «aujourd'hui, sur les six unités industrielles mises en place depuis les années 1980 au Séné­gal, seule Indosen fonc­tionne plus ou moins».

 

 

VOS VIEUX HABITS FONTDES PETITS

Vous pensiez que vos vieux habits servaient à habiller les «nécessiteux» en France? Détrompez-­vous. Seuls 7 à 10% des vêtements que nous don­nons chaque année aux associations caritatives sont distribués ou vendus à un prix symbolique dans les vestiaires associatifs. Comment est-ce possible? Reprenons dès le début. Environ 160000 tonnes de vêtements sont collec­tées par an, principale­ment par les associations caritatives. Le Relais, une entreprise de réinsertion proche d'Emmaüs, collecte 35 000 tonnes de vêtements; le réseau du Secours catholique, 10000 tonnes; la Croix ­Rouge, près de 40 000 tonnes et l'Association des paralysés de France (APF) 50 000 tonnes, pour ne citer que les plus importantes. Ces vieux habits sont alors gérés par les associations ou vendus à des entreprises comme Eurocollecte(qui vient de faire faillite) ou Frami­Imex existe une centaine d'entreprises de récupération de textiles aujourd'hui en France. Pour le Relais ou le Secours catholique, la récupération des vête­ments est le support d'un travail de réinsertion de personnes exclues.

Une partie des vêtements usagés, triés par des sala­riés ou des bénévoles, est

alors donnée ou vendue dans les vestiaires asso­ciatifs à des prix faibles,

voire symboliques. Cette partie, que l'on appelle « la crème» correspond à moins de 10% des dona­tions (3 à 4 vêtements sur un kilo). Après cet écré­mage, les vêtements sont triés selon leur type (tee-­shirt, pantalon, chausset­te, culotte...) et selon leur qualité pour être mis en balle. Et c'est ainsi qu'environ 35% des dons de vêtements est vendu en Afrique, en Europe de l'Est, un peu en Asie et en Amérique du Sud. «Les choses que l'on ne met pas ici, comme un polo avec un trou, sont vendues à des grossistes en Afrique. Eux, ça /es gêne moins. Ils trouvent toujours une valorisation sur place...», explique, sans état d'âme, Pierre Duponchel, gérant du Relais. Le reste, soit 50 à 6O%-des dons, trop abîmé, est vendu à des entreprises pour être recy­clé, mis en chiffon, effilo­ché ou tout simplement incinéré (10%) dans une déchetterie pour un coût allant de 120 à 150 euros la tonne. Eh oui! Sachez que vos vieux habits trop défraîchis coûtent cher à ceux qui les collectent. La récupération de textile reste toutefois une activité très lucrative. Le Relais avance un chiffre d'affaires de 20 millions d'euros par an, l'APF qui ne gère pas la vente de la marchandi­se, déclare gagner un peu plus de 15 millions d'eu­ros par an. De nombreuses associations financent ainsi leurs projets, notamment en faveur des pays du Sud!